Parmi toutes les créations de l'esprit humain l'art possède une situation exceptionnelle. Si nous acceptons de le considérer dans ses sommets, il donne à la conscience une satisfaction gratuite et parfaite qui surpasse son attente et même son espérance. Il met en mouvement toutes ses puissances intérieures : mais celles-ci, au lieu de s'opposer les unes aux autres, se répondent, se soutiennent et s'unifient. Il devance en nous le désir : ce désir, il va l'éveiller au fond de nous-même, il le découvre et il le suscite. Mais en même temps, il l'apaise et le comble. Dans l'émotion esthétique, le désir et l'objet du désir sont donnés à la fois, ils ne cessent de se répondre dans une oscillation ininterrompue ; mais tandis que, dans la vie de tous les jours, je ne rencontre aucun objet qui puisse égaler, semble-t-il, ma puissance de désirer, ici les rapports se trouvent tout à coup renversés. Le désirable est antérieur au désir. Et je crains qu'il n'y ait jamais en moi assez de désir pour actualiser et posséder tout ce désirable. Il y a plus, le propre du désir c'est toujours de me montrer l'insuffisance du réel et de me porter au-delà. Mais ici tout au contraire c'est le réel que nous avons sous les yeux qui ne cesse de nourrir le désir sans que celui-ci parvienne à l'épuiser. Pour cela il n'a fallu que cette touche légère de l'activité humaine qui, en transposant le réel dans l'œuvre d'art, lui a donné tout à coup une lumière extraordinaire, un immense arrière-plan, une affinité mystérieuse avec nous. L'art prend naissance au moment ou l'hiatus qui sépare le réel de notre esprit se trouve tout à coup aboli, où la contradiction entre le sujet et l'objet, entre l'aspiration et la donnée est surmontée, où une incessante communication se produit entre la conscience et la nature, et qui est telle que chacune ne cesse de fournir à l'autre, toutes deux semblant à la fois recevoir et donner.

  Le monde qui était pour moi un obstacle devient maintenant un chemin ouvert à mon esprit. Les choses cessent de m'être opposées : je découvre entre elles et moi une affinité qui est l'objet d'une possession actuelle, mais qui demeure toujours aussi une promesse et une espérance. Le signe de l'émotion esthétique, c'est la joie que je ressens à voir que les choses sont en effet ce qu'elles sont. Je ne crains point qu'elles m'échappent, puisque le propre de l'art c'est de les capter et de m'en donner pour ainsi dire la disposition ; mais je n'ai jamais fini d'en disposer ; je ne crains pas non plus que leur possession s'épuise et me ferme l'avenir. Bien plus, il ne suffit pas que l'émotion esthétique ne cesse de se renouveler et de se régénérer elle-même à mesure qu'elle s'étend et s'approfondit, il faut qu'elle multiplie ces raisons que nous avons de vouloir que les choses soient précisément ce qu'elles sont. Elle nous permet de donner ainsi au temps sa véritable signification : car il ne nous retire rien de ce que nous avions et s'il nous engage dans l'avenir, c'est seulement pour nous montrer la plénitude infinie d'une valeur que nous avons pourtant sous les yeux.