La mort donne à la vie un visage grave et immobile : elle retrouve le masque éternel que, dans l’instant, le passage de l’émotion altère toujours ; jusque dans la corruption du corps elle cherche l’impérissable, le squelette, la pincée de cendres.

Nous tombons dans la fosse à reculons comme on l’a dit et nous avons alors devant les yeux le spectacle de ce que nous avons accompli, c’est-à-dire la totalité même de notre passé.

Vouloir demeurer jeune et ne point vieillir ou ne point mourir, c’est vouloir toujours attendre de vivre sans avoir jamais vécu. C’est préférer le possible à l’être, c’est craindre le réalisé et l’accompli et n’avoir point la force suffisante pour en supporter la vue et accepter d’en prendre possession.

L’homme jeune désire, c’est le vieillard qui possède.

La seule intention qui puisse donner à la vie sa gravité, mais aussi son innocence, son désintéressement et son plein jet, c’est de produire notre être et non pas de le contempler ou d’en jouir. Telle est la promesse que nous fait la mort. Mais elle ne pourra pas la tenir, elle n’aura rien à nous donner si nous avons voulu devancer l’heure et cueillir dès cette vie des fruits prématurés.

La pensée de la mort devrait donner à l’homme le plus craintif la tranquillité et la lumière. Elle suffit à nous établir dès cette vie dans un monde de vérité pure où le corps n’est plus rien, où nous voyons les choses telles qu’elles sont et non plus dans leur rapport avec nous ; elle nous place tout à coup avec elle sous le clair regard de Dieu.

On croit presque toujours que la  mort interrompt notre vie et l’anéantit, alors qu’elle la consomme et l’achève. Au moment où notre œuvre se termine, elle n’est point détruite : elle est accomplie. Ainsi, l’œuvre se détache de l’ouvrier qui l’a faite, mais celui-ci se survit en elle, trouve en elle sa propre raison d’être, la justification de son effort et le salaire de tous les soins qu’il lui a donnés. Presque toujours elle le surpasse, car l’homme n’est que dans l’instant qui passe au lieu que son œuvre porte en elle tous les instants de sa vie à la fois. Et il arrive presque toujours que l’homme qui meurt est indigne de survivre à son œuvre. Le plus souvent, il serait incapable d’y ajouter pour l’embellir : il court seulement le risque de la corrompre. Chacun de nous est un artiste dont Dieu interrompt la carrière au point qu’il a jugé le meilleur. Aussi faut-il moins se préoccuper du dernier état de l’ouvrage que de la perfection même de chaque geste qui le modèle. Dira-t-on que quand je meurs je deviens absent de cet ouvrage qui est le mien, où j’ai mis le meilleur de moi-même, qui est offert désormais à tous et dont la volonté qui l’a produit ne paraît s’être retirée que parce qu’elle s’est enfin incorporée en lui à travers beaucoup d’essais et beaucoup d’échecs ? Quand il y va de la vie, l’œuvre et l’ouvrier ne font qu’un et mon œuvre, c’est moi-même, c’est ma volonté la plus profonde qui a réussi enfin à s’exprimer et à se faire jour. Aussi, par opposition à l’ouvrage de mes mains, qui subsiste au moment où je meurs, dès qu’il s’agit de moi, ce sont tous les ouvrages que j’ai pu faire qui disparaissent comme des instruments ou des témoins et qui ne laissent subsister que mon être même qui sort enfin libre et nu de tant de travaux et de tant d’épreuves.

On n’est pas immortel, mais on le devient quand on a reconnu sa vocation et qu’on l’a remplie, c’est-à-dire quand on a découvert et réalisé son identité avec une parcelle de la puissance créatrice, quand on est parvenu à coïncider avec sa propre essence à l’intérieur de l’essence divine.