Il n'y a rien de plus admirable que le conflit qu'on observe chez les peintres entre le dessin et la couleur. On ne peut pas les séparer : dessiner, c'est répartir la lumière, produire des taches de couleur. Et les touches de couleur ne peuvent faire autrement que de former un dessin. Ce sont comme deux adversaires mais toujours embrassés. On connaît la parole d'Ingres qui est si méprisante : « ce qui est bien des­siné est toujours assez bien peint », et la formule barbare et savou­reuse de Cézanne : « lorsque la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ». Le dessin nous rend maître de l'objet par le mouve­ment et le contour : il est l'acte d'une volonté qui crée la forme et se survit en elle où c'est lui encore qui est contemplé. Mais la couleur vient du monde et de la lumière qui éclaire le monde ; elle ne vient pas de nous. Elle est la rencontre de notre sensibilité et du réel. Tandis que le dessin exprime la puissance de la main qui le trace et prend possession de la chose par le trait qui l'emprisonne, sans se préoccuper de ce qu'il contient, c'est de ce contenu, c’est de ce de­dans, c'est du secret et de l’essence de la chose que la couleur porte témoignage : elle donne au peintre plus d'humilité ; elle exige cette pâte éclatante, multiple et déjà ordonnée qu'il étale sur sa palette, il a besoin de toute cette épaisseur pour représenter le pur contact de la lumière et des choses. Il suffisait au dessin d'une pointe presque immatérielle qui laisse sur le papier une trace vite ef­facée. Mais la forme du peintre cesse d'être l'abstraction d'un con­tour : elle est l’effet de la couleur, non point le trait qui la circonscrit, mais l'espace qu'elle remplit de son intensité et de sa richesse et pour ainsi dire la limite de sa puissance d'expansion.

 

    La même opposition se retrouve dans le style qui domine sa matière, par la composition, c'est-à-dire par la pensée et le vouloir, mais afin de capter dans une multiplicité de touches sans cesse tentées ou risquées et sans cesse amendées ou reprises, la vibration même des choses, leur résonance secrète, cette abondance infinie qui est en elle, dont il faut que l'entendement parvienne à s'emparer, mais afin précisé­ment que la sensibilité puisse être remplie et pour ainsi dire comblée de sa pure présence.