La véritable
sincérité ne consiste pas dans une exacte correspondance entre ce que l'on
porte en soi et ce que l'on exprime. Car le dehors n'est pas l'image du dedans,
il est d'une autre nature. Au dedans de soi chacun trouve un monde de
possibilités. De là, dès qu'il tourne le regard vers lui, cette impression
qu'il éprouve d'une richesse infinie qu'il croit découvrir tout à coup, où tout
est donné à la fois, où les choses s'appellent les unes les autres au lieu de
s'exclure, où elles disparaissent sans nous être retirées, gardant à travers
toutes les variations de l'attention la même présence latente, et ne s'opposant
jamais à nous qu'à l'état naissant et comme les prémices mêmes de notre
liberté. Dans la mobile unité de tous ces possibles la
parole et l'action ne cessent de choisir, d'en choisir un pour l'incarner. Mais
il change alors de nature. En lui notre vie s'engage et notre pureté
spirituelle se perd. Le propre de la vie intérieure c'est qu'il faut toujours
revenir vers elle sans qu'on y puisse jamais demeurer. C'est pour cela aussi
que la pratique de la sincérité exige une singulière délicatesse. Je ne puis
pas tout à fait prendre possession des états que j'éprouve par la pensée que
j'en ai et par le consentement que je leur donne. Aussi longtemps que je ne les
ai pas produits au jour par des paroles ou par des actes, il y a en eux quelque
chose de virtuel et d'inachevé. Mais il a suffi que je leur donne un corps pour
qu'ils changent de domaine et que je cesse même parfois de les reconnaître. Ils
cessent de m'appartenir. Je recule devant eux. Ils me dépassent toujours et il
arrive qu'ils m'épouvantent. Ce qui suffit à expliquer cet étrange phénomène,
c'est qu'il y a un secret dont l'essence est de rester secrète et qui, dès
qu'il se trahit, trahit aussi notre sincérité et, au lieu de se révéler,
s'abolit. Vous me demandez quel est le sentiment que j'éprouve. Si le scrupule
m'oblige à le déclarer, cette déclaration même que j'en fais lui donne une
consistance qu'il n'avait pas, elle altère sa qualité. Elle risque toujours de
corrompre la pureté des relations que j'avais avec vous et que, par la
confiance même que je vous montrais, je songeais seulement à affermir et à
fortifier. Malgré l'apparent paradoxe il faut être très secret pour être très
sincère. Il n'y a pas de confidences qui n'aient de terribles suites et qui ne
donnent déjà un corps à ce nous craignions par avance
de ne pouvoir éviter. Et dans les confessions mêmes, où Dieu est témoin, il y a
une extrême prudence à laquelle ni le confesseur ni le pénitent ne peuvent
faillir sans meurtrir la sincérité en voulant la forcer jusque dans sa dernière
retraite.
La sincérité est une vertu de
l'action plus encore que de la connaissance. Elle est indivisiblement la
découverte de nos propres puissances et leur mise en œuvre. Notre être réalisé
où nous cherchons ce que nous croyons être dissimule le fond de nous-même qui
n'a jamais fini de se manifester c'est-à-dire de naître.
La véritable sincérité consiste
à être soi, c'est-à-dire non pas seulement à ne point permettre qu'aucune
distance se creuse entre ce que l'on est et ce que l'on montre, mais à se faire
soi, c'est-à-dire à avoir assez de pénétration pour découvrir ses propres
puissances, assez de courage pour les mettre en œuvre.