L'homme est ainsi fait qu'il n'est capable de rien là où il ne ressent aucune émotion, mais qu'il n'est capable de rien non plus s'il s'attarde et se complaît dans l'émotion, si elle ne se change pas pour nous en une lumière tout intérieure, en un acte déjà naissant.

Il s'agit toujours de retrouver ce point d'émotion sans lequel je ne découvre au fond de ma conscience qu'ennui et que temps perdu. Mais l'émotion n'est rien de plus qu'un signe, le signe que le réel est là. Cette émotion est difficile à reconnaître. Elle ne me trouble pas, elle apaise mon trouble. Elle est une promesse de lumière et de vie, elle est leur présence même qui se découvre et qui se donne. Il faudrait que cette émotion fût constante, ou du moins qu'elle fût toujours là prête à surgir, toujours identique et toujours nouvelle.

Il y a une brume des sentiments dans laquelle la conscience aime parfois à s'attarder et à se complaire : il semble que l'existence pure s'y trouve enveloppée avec toutes les possibilités qui sont en elle, sans qu'aucune d'elles se réalise ni se perde. Mais il y a en elle une lumière diffuse qui, dès qu'elle perce, nous révèle toute la beauté du monde.

Il y a une timidité, une hésitation, qui sont la rançon d'une complexité intérieure à laquelle il faut que je demeure toujours attentif pour n'en rien laisser perdre et la dépasser plutôt que l'abolir.

En présence d'un acte a accomplir, on peut bien demander à la réflexion quel est le meilleur qui est aussi le plus raisonnable. Cela ne nous donnera pas la force de l'accomplir. Il faudrait faire naître au fond de soi un sentiment de pur amour et s'aider du moins de l'imagination en se demandant comment agirait le pur amour. Car il est latent en chacun de nous et toujours prêt à surgir si l'amour de soi ne lui fait pas trop obstacle. Alors peut-être découvrirait-on qu'il y a une extrémité où l'amour et la raison se rejoignent, où la raison exige de nous dans le domaine de la connaissance ce que l'amour exige de nous dans le domaine de l'existence. Mais la raison n'a de pouvoir que dans les rapports que nous établissons entre les choses, et l'amour que dans les rapports qui s'établissent entre les personnes. C'est pour cela que l'on éprouve toujours tant de difficulté à accorder la raison théorique de Kant avec la raison pratique. C'est qu'il n'y a qu'un nom de la raison pratique qui est l'amour.

En présence du moindre événement il faut garder vive et présente cette émotion métaphysique que nous donne l'attente d'une révélation surnaturelle. Car la nature, c'est le surnaturel qui se montre.

La nature, c'est l'habitude qui est en nous et l'habitude aussi qui est dans les choses. Dès que cette habitude se rompt, l'intimité même de l'être se découvre : c'est l'œuf qui éclôt, c'est la fleur qui éclate.