Le passé est le champ d'exercice de la liberté. C'est un univers que je porte en moi et dont je dispose. La mémoire est une puissance que j'exerce sans que j'aie besoin d'un ébranlement extérieur. C'est un monde que je porte tout entier en moi et que j'évoque quand je veux. Il est la fin du temps et laisse subsister pourtant en moi ce temps même où je l'évoque. Il est le point où le temps et l'éternité se rejoignent, où le temps sans s'abolir se dénoue pourtant dans l'éternité.
Mais je suis libre encore à l'égard du contenu même du passé, car ce
passé je le transfigure, je lui donne une signification toujours nouvelle et
qu'il ne portait pas en lui-même (pas plus que l'objet que j'ai devant moi et
qui est indifférent aussi longtemps que le regard de l'artiste ne l'a pas
pénétré et illuminé). Et je puis m'assujettir au souvenir comme tel, mais c'est
une idolâtrie que l'on justifie par le mot vérité, bien que le mot vérité ait
un autre sens et traduise l'acte par lequel je reconnais non pas ce que les
choses sont, mais la signification des choses. Mais alors le passé, au lieu de
m'asservir me délivre ... Il est la transformation du spectacle qui m'était
donné en une puissance dont je dispose et dont l'exercice ne connaît plus d'empêchement
ni d'obstacle ...
C'est une erreur bien grave de penser que le propre du passé, c'est de
sauvegarder sous une forme décolorée un vestige d'un présent aboli. Si le passé
n'avait de sens que pour suppléer illusoirement un présent qui n'est plus, c'est
la mémoire qu'il faudrait abolir. L'objet de la mémoire n'est pas de nous
témoigner seulement qu'il y a des choses qui sont retombées à jamais au néant.
C'est de leur donner la vie même pour laquelle elles sont faites, une vie
spirituelle qui ne commence que lorsqu'elles ne sont plus. Aussi n'a-t-on pas
tort de penser comme on le fait quelquefois que l'esprit n'est rien, car il n'est
rien si l'on veut que l'être soit une chose qui nous soit donnée, mais il est
tout si cette chose elle-même n'est rien qu'une apparence qu'il nous faut
traverser et abandonner pour que nous puissions posséder intérieurement et
retrouver sans cesse par un acte l'essence même de la chose dépouillée de cette
écorce qui jusque-là la dissimulait.
Ainsi, il est bien vrai que le passé est un accomplissement, mais quand
une chose est accomplie, loin de dire qu'elle n'est plus rien, il faut dire qu'elle
cesse d'apparaître, mais qu'elle commence à être. Ce qui introduit une
singulière lumière dans le problème même de la mort.
Les hommes croient presque toujours qu'ils ne cessent de perdre ce qui
leur était donné quand l'usage leur en est retiré. Mais il est vrai aussi que
toute perte est un gain, du moins si cette perte est nécessaire pour que chaque
chose fasse partie désormais de notre être spirituel. Chacun sait bien que les
horreurs de la guerre reçoivent maintenant dans le souvenir si intense que nous
en avons gardé à la fois leur signification et leur réalité.
La mémoire nous fait assister à l'entrée du temps dans l'éternité. Mais
serait singulièrement déçu [celui] qui s'attendrait à trouver dans l'éternité
une éternité de choses, c'est l'éternité d'une liberté capable de tout se
donner à la condition précisément qu'elle s'exerce comme il faut.