L'être n'est que là où il se manifeste, c’est-à-dire là où il réalise d'une manière qui lui est propre l'essence commune de la vie. Accepter de vivre, c’est donc accepter une aventure et une destinée solitaire : ainsi la solitude se trouve liée à cette séparation de l’être particulier et de 1’être total, qui est l’appel à l’existence,- ou la naissance. Là est la véritable solitude qui commence avant le moment où les êtres particuliers souffrent de se sentir fermés les uns aux autres et incapables de communiquer entre eux.

Si 1’on appelle solitude le pur rapport de l’âme avec Dieu, la solitude est la vie même de l’esprit. Les préoccupations de 1’amour propre, les rapports avec les autres êtres, ne cessent de m’en divertir. Si, en agissant, je me détermine par égard à moi-même ou à autrui, et non point par égard à Dieu, tout est perdu. Mais si je reste uni à Dieu dans ma tour solitaire, alors je porte en moi 1’univers et la destinée de tous les êtres. Il faut paraître les abandonner pour ne pas rester avec eux un simple compagnon d'obscurité et de misère : mais c’est dans la solitude que l’on trouvera la lumière qui nous permettra, en retournant vers eux, de les reconnaître et de les appeler par leurs noms. Heureux à mon tour si je ne leur parais pas un étranger poursuivant parmi eux quelqu’inquiétant séjour, dont il faut repousser les dons, que l’on hait et que l’on voudrait chasser.

Le silence est frère de la solitude ; il témoigne comme elle de la présence de l’esprit. On le voit bien dans l’histoire de Psyché : « si tu gardes le silence, tu mettras au monde un enfant qui sera Dieu, mais homme si tu trahis le secret ».

Le silence accompagne la naissance et la croissance du désir ; il nous rend sensible à un appel qui touche l'âme et s'insinue peu à peu en elle. Le silence est actif, vivant, il prête l'oreille. C’est un respect religieux, une ouverture de soi, une docilité parfaite, une sorte d’effacement de l'amour-propre dont toutes les voix se sont tues. Le silence nous révèle la présence même de Dieu.

La parole au contraire (si elle n'est point le Verbe, qui ne rompt pas le silence) ne manifeste que ce qui est en nous. Ainsi elle appartient au monde de l’expression,- ou de 1’apparence, à un monde déjà public : elle relève de l’individu et témoigne seulement de sa puissance de réception ou de traduction à l'égard de la pensée pure. Elle trompe toujours autrui et soi sur la réalité qu'elle porte, qui est toujours plus et moins qu’il ne paraît. C’est déjà une chose que l’on manie comme si elle était la pensée même à laquelle elle s’est substituée et qui s'en est parfois retirée.

L'homme ne cherche pas à être tout l’univers, ni à le posséder tout entier, ce qui porterait la solitude à l’absolu, au lieu de la rompre. Il cherche à entrer en société avec tout l'univers, sans avoir besoin de rien retenir, et ainsi à tout obtenir par un parfait désintéressement. - Et. celui qui paraît refuser la société continue ou brisée, personnelle ou anonyme, des autres hommes, celui même qui se détourne de 1’humanité ou de l'amitié, cherche toujours une société plus parfaite et plus pleine avec la nature, avec soi ou avec Dieu.

Il y a une extraordinaire grandeur dans ce mot solitude qui implique non pas que je suis séparé du monde, mais qu’étant séparé des objets ou des êtres particuliers qui m’aveuglent et me retiennent, l’univers entier est déployé devant moi. La solitude agrandit l’âme jusqu’à la mesure du tout et fait naître en elle une incomparable émotion religieuse.