Je ne puis
connaître la solitude que dans la campagne. Et il n’y a pas d’homme qui vienne
à la campagne et qui ne se sente d’abord environné par la solitude. Il finit
toujours par la rechercher et par l’aimer.
Ce n’est pas assez de dire qu’il est en face de la nature, il en fait
partie, il y adhère. Il habite la maison de Dieu dont le ciel est le toit et la
terre le plancher. Et partout il entend un langage que Dieu lui parle et dont
l’arbre, la fleur ou l’insecte épellent les syllabes. Il est seul, mais seul
avec Dieu sans pouvoir détacher ses yeux de cet immense témoignage de la
création qui est comme une révélation continue, toujours identique et toujours
nouvelle.
Faut-il dire qu’il se fuit ou qu’il se trouve ? C’est quand il est
seul que son âme est le plus peuplée. La rencontre d’un autre homme est
incapable de rompre sa solitude : c’est comme s’il l’y faisait entrer. On
ne saurait dire si c’est parce qu’il s’est implanté dans le monde que le monde
s’est implanté en lui. Il faut qu’il soit seul pour contenir en lui le monde ;
et qu’aucun être enfermé en lui-même et misérable comme lui ne vienne
s’interposer entre le monde et lui.
Mais dans la ville chaque homme n’a plus affaire qu’à un autre homme.
Il n’a plus devant lui qu’un paysage de pierres accumulées par l’effort humain.
L’air, le ciel ne sont que les distances qui les séparent. Le souvenir
dérisoire de la campagne ne subsiste que par quelques arbres, quelques plantes
emprisonnés, quelques fleurs coupées. Il n’y a plus d’horizon, ce miracle de
l’horizon où le ciel et la terre, le fini et l’infini viennent coïncider. Les
autres êtres que je rencontre courent à des besognes étroites qu’ils exécutent
dans des cellules où ils n’ont plus au-dessus d’eux le ciel à contempler ni
au-dessous d’eux la terre à féconder.
La nature étouffe l’homme primitif comme la culture étouffe l’homme
d’aujourd’hui. Mais chacune est le remède de l’autre. La culture libère
l’esprit asservi jusque là aux forces de la nature. Et la nature est le remède
de l’excès de culture, en lui rendant la solitude, solitude qu’il avait perdue, elle le rend à lui-même. L’homme des champs nous
apprend la solitude parce qu’il est seul avec la nature, comme le philosophe
avec Dieu.